Le vendredi vingt quatre avril. Huit heures zéro trois, Guillaume est arrivé en retard.

Hier, je me suis endormie comme une masse, d’habitude je mets à peu près une demi-heuree…

Ce matin, mon père écrivait des trucs sur un papier (il écrit super mal, on dirait un médecin) et l’heure a tourné, du coup on a pas put avoir le bus, il nous a amenés au lycée. Il nous pose devant le portail vert, sur l’arrêt de bus de l’autre coté de la rue. C’est interdit, mais il s’en fout. S’il prend une prune, tant pis pour lui.

Caroline est arrivée en retard aussi.

Le matin, à huit heures moins vingt, le lycée fait un bruit particulier. Le matin, quand on vient du portail vert, on entend des choses extraordinaires, et pourtant tellement banales… Il faut traverser la route. Là, il y a le bruit des voitures qui passent, des gens qui parlent et qui marchent, des moteurs qui tournent. Arrivé devant le portail, il y a parfois quelques conversations de fumeurs, mais pas beaucoup, il est encore tôt. Quand je passe le portail, j’ai l’impression de rentrer dans un monde parallèle. A cette heure-là, le temps semble passer plus lentement, on entend moins le bruit des véhicules, comme si on était loin de toutes ces agressions sonores…

Il y a le roucoulement des tourterelles, le piaillement des moineaux et le chant magnifique d’oiseaux que je ne connais pas.

Il y a le bruit des chaussures qui change d’une personne à l’autre. Tactactactac, une élève du lycée pro avec des talons qui marche d’un air pressé. Shouic-shouic shouic-shouic, le frottement des baggys et des pantalons un peu larges. Chling chlaf, les sacs dans lesquels les clés sont rangées en vrac et le blouson trop grand. Des toussotements, des éternuements.

Et plus on s’approche de la vie scolaire, plus on entend monter le fond sonore des conversations, les voix qui ne portent pas, on a l’impression que les gens sont gênés de rompre le silence matinal, de briser la quiétude qui enveloppe le parc.

Il n’y a jamais beaucoup de monde quand j’arrive.

Guillaume a remit son T-shirt Mr Jack.

Je n’ai pas de courbatures. Je n’ai pas assez couru.

Nicolas a fait péter le devoir d’espagnol hier, il était chez l’orthodontiste, ça lui a fait une bonne excuse, parce qu’en fait, son rendez-vous était à trois heures, et il n’a duré que dix minutes (c’était juste une révision, je connais ça, j’ai eut un appareil, moi aussi).

Un arbre, c’est plus joli avec des feuilles, je trouve, moins sinistre qu’en hiver. Il y a des platanes devant les fenêtres. L’ennui, c’est que maintenant, je peux plus voir derrière.

On peut apercevoir aussi, si on se penche bien, un bout du gymnase du collège, il est pas beau.

J’ai une sacoche (enfin, j’appelle ça une sacoche), qui passe par-dessus mon épaule, descend dans le dos, touche la taille et remonte devant. Je l’ai quasiment tout le temps avec moi. Le grand jeu de Guillaume, quand je suis assise pas trop loin de lui, c’est de faire glisser la lanière de dessus mon épaule.

Est-ce qu’on me jugera sur ce que j’écris ? Je m’en fous. J’écris ce que je n’arrive pas à dire, ce que je pense tout bas, ce que j’ai peur d’oublier. J’écris des souvenirs, et je ne sélectionne pas que les bons. J’évite juste les détails glauques, les bizarreries, les horreurs, mais sinon, je me vide la tête sur des feuilles.

Avant, Guillaume me charriait, il me traitait d’hypocrite (je sais bien que ce n’était qu’un jeu, pour lui). Il a sans doute changé d’avis.

Le prof de maths a une veste jaune délavé, ça doit faire longtemps qu’il l’a, il la met quand il va faire beau mais qu’il fait doux (printemps et automne). Il a une montre avec un bracelet en cuir marron. Elle a des aiguilles, elle fait tic-tac mais je ne l’entends pas, elle est trop loin et il y a trop de bruit.

Hier, j’ai prit la tête à Vincent, entre midi et deux. Parfois, j’ai besoin d’être au calme, d’être rassurée. Je suis capable de rester assise par terre pendant deux heures sans bouger. Vincent n’est pas comme ça, il faut toujours qu’il fasse quelque chose, il ne peut pas rester en place. J’ai eut un blocage de mots… je voulais dire tant de choses, il y avait tant de paroles dans ma tête, que je n’ai rien réussi à formuler. Dans ces moments-là, je désespère, il aurait fallut que j’écrive, j’aurais réussi à m’exprimer. Vincent comprenait pas pourquoi je faisais la gueule. Il a dut croire que je boudais.

On fait une pause. Après, on a un test sur les suites. Ça a sonné il y a sept minutes.

Guillaume a oublié le classeur chez lui.

Le prof distribue les sujets, on écarte nos tables.

Dix heures cinquante huit, ça sonne dans deux minutes.

J’ai recopié au propre mon devoir maison d’histoire, il me manque juste la conclusion.

Rémi s’était fait de jolies bagues avec des morceaux de papier.

Nicolas a lut mon cahier, pas mal de gens ont lut la page que j’ai imprimée hier.

Je pense avoir plutôt bien réussi le devoir de maths, même si je n’ai pas tout fait.

Il fait chaud, ça commence, la façade du bâtiment I est orientée sud-est, le matin, le soleil tape. Mais le pire, c’est le bâtiment E. Parce que les salles du bâtiment I ne sont pas toutes du même coté, alors que dans le E, toutes les classes sont sur la façade orientée sud-ouest.

J’ai les mains humides, j’aime pas. Si lundi il fait aussi beau, je viendrai sans blouson, il est chiant à trimbaler à la main.

Dans ma sacoche, j’ai du bordel. Dans la première poche, des cartes (de car, de cantine, d’étudiante…). Dans la deuxième, mon portefeuille (y a des sous dedans, ma carte d’identité, ma carte bleue qui est bleue, ma carte M’ra, des boucles d’oreilles, des tickets de reçu). Dans la troisième, au fond il y a la lettre de Camille, je lui ai pas encore répondu (excuse-moi Camille, je trouve pas le temps pour le faire), mes clefs avec des porte-clefs, ma ventoline, mon MP3, mon portable, et une toute petite poche cachée (dedans, j’ai des chewing-gums et des spasfons). Dans la dernière poche, tout derrière, contre mon ventre, il y a une boite de cachets de clarytine, quand j’éternue trop, j’en prends un, des serviettes et un anapen (sans doute périmé). L’anapen, c’est pour le cas où je fasse un choc anaphylactique, une réaction allergique très violente, qui peut se produire si je mange des cacahuètes (sous n’importe quelle forme, huile, entières, dans des biscuits…). Je tomberai dans le coma. L’anapen, c’est une dose d’adrénaline, dans une seringue. C’est facile à faire : on dégoupille, on plaque le tube sur la cuisse et on appuie sur le bouton. Ça marche même au travers d’un jean. Ça me guérirait pas, ça empêcherait juste que mon cœur s’arrête.

Emile joue avec sa règle, il l’a piquée sur un crayon et la fait tourner.

Hier, avec Caroline, on est allé voir là où ça avait été creusé. Ça fait une tranchée d’une vingtaine de centimètres de profond, en forme de carré. Au milieu, ils ont pas touché à la terre, on dirait un piège, comme dans Indiana Jones, si on se met dessus, ça s’enfonce et des flèches empoisonnées sont éjectées des trous dans le mur. Caroline a essayé, elle s’est mise dessus. Ça marche pas.

Onze heures trente trois. On commence Candide. L’extrait, c’est le moment où il rencontre l’esclave, juste avant de rentrer dans Surinam.

Treize heures dix sept, on a Génie Electrique. Guillaume est devant moi, il a des trucs dans le dos.

Rémi est juste derrière moi, il veut pas que je dise qu’il a eut dix sept sur vingt, grâce à moi… Oups ! Trop tard ! Moi, j’ai eut douze, j’avais rien révisé, j’avais même pas suivi le cours.

Là, on corrige.

J’aime bien le classeur de SI à Rémi… Il est en carton (comme la plupart des gros classeurs avec un dos de plus de cinq centimètres), et comme au début de l’année on avait piscine et qu’il rangeait ses affaires humides justes à coté, son classeur a prit l’humidité, il est tout tordu, on dirait du carton pâte.

Vincent a mangé à midi, moi non. Je ne sais pas si d’ici la fin de l’année je retournerai à la cantine. J’ai pas envie.

Vincent veut se customiser un pantalon, j’y crois pas trop, mais bon…

Alexis a lut les trois premiers tomes de L’Epée de Vérité, je lui ai passé le quatrième, il va le lire ce week-end et il me le rendra lundi. Treize heures quarante quatre.

La prof explique mal.

Ça sonne.

Quatorze heures zéro sept. La prof est une pute. Histoire. Je pourrai pas dessiner sur la main à Rémi. Connasse. Je la hais.

Un jour elle crèvera. J’irai pas à son enterrement.

Qu’elle aille se faire foutre.

Cours désorganisés, DS et DM rendus trois mois plus tard, elle exige de la rigueur, elle n’en a pas elle-même.

Je crois que je vais faire comme Rémi, je vais lire mon livre de géographie, ça me calmera. Cette prof me rappelle ma mère. Arbitraire.

Quatorze heures vingt six, je n’arrive pas à lire, je suis fatiguée, j’ai envie de dormir. J’ai envie de partir en claquant la porte. Pourtant, je suis patiente, mais cette prof est encore plus chiante que le prof de physiques.

Les fenêtres sont ouvertes. Que feraient les gens si je me levais, naturellement, et si j’allais sauter ? On est au deuxième étage. Ça ferait une tâche par terre. Ah non, deux tâches, celle de mon sang, et moi (je suis une tâche, pistache…).

Une tâche sur une tâche… Je rabâche, je m’attache, je me fâche, je remâche, ça arrache, je suis si lâche…

Quatorze heures trente et une, je crois que je vais dormir sur mon bureau.

La vie n’est rien de plus qu’un fil tendu qui nous raccroche au monde. La mort, c’est le claquement sinistre que fait ce fil en se cassant. C’est le bruit des ciseaux que l’on approche et qui se referment sur le lien. C’est le chaos, le néant. C’est avant ma naissance. C’est après ma vie. C’est infini. C’est indéfinissable.

J’ai froid, je frissonne, personne ne s’en rend compte.

J’en ai marre de la prof, ses cours sont complètement décousus.

Après, une heure d’étude. CDI ? Etude ? Dehors ? Je sais pas. J’attends la fin de l’heure. Quatorze heures quarante quatre.

Je crois que je resterai jusqu’à cinq heures, je lirai, j’ai envie de commencer un nouveau bouquin.

Dehors, il n’y a presque pas de vent, pourtant ça me fait un courant d’air froid dans le dos. J’ai envie de m’affaler dans l’herbe et de dormir au soleil en oubliant la prof d’histoire.

Emile sort, je sais pas pourquoi. D’après Eloïse, il va réviser le code. Moi, je l’ai déjà, je conduis (mal). Laurent, un copain à ma mère, arrête pas de me charrier, il dit qu’il faudrait me mettre une puce GPS pour savoir où je suis et m’éviter. Il exagère quand même un peu. Pas beaucoup, mais quand même un peu.

A la page cent soixante cinq du livre, le document trois est une photo d’autoroute dans les Alpes autrichiennes. Pour rentrer sur l’autoroute, y pas de voie d’insertion mais un stop. C’est périlleux.

Quatorze heures cinquante et un, j’en peux plus de la prof. Ça sonne dans quatre minutes.

Elle a la voix d’Anne Roumanoff quand elle force un peu, mais elle, ce qu’elle raconte, c’est pas drôle.

Ça va sonner.

Dix sept heures, je suis en train de recopier mon brouillon, j’écoute de la musique, comme toujours quand je suis sur mon PC.

Yelela Lahroussa, toujours de l’album Inside Marrakech secrets, c’est beau… Le piano, j’adore, des violons, un chanteur qui chante comme s’il avait mal dans son cœur, comme s’il avait une tristesse infinie qui déborde de lui, un tambourin avec des morceaux de métal qui s’entrechoquent quand il est utilisé, un flute traversière qui remplace le chant, une batterie qu’on perçoit à peine, et pourtant, elle est là, un refrain à plusieurs voix, je ne comprends pas les paroles, j’aimerais pourtant, peut-être que c’est ça qui rend belle cette chanson, qu’on puisse donner n’importe quel sens aux mots qui s’étirent, il y a une guitare aussi, je l’ai entendue qu’à la fin. C’est du marocain, les paroles.

Minuit et vingt sept minutes, je déborde sur samedi, j’ai fini d’écrire, je vais aller dormir, je me lèverai tard demain matin, et puis je rangerai ma chambre, je passerai un coup d’aspirateur, je ferai un peu de repassage, je plierai mes chaussettes, je compterai des mouches, je ferai la sieste, je commencerai peut-être le devoir maison de maths et celui d’histoire, qu’elle nous a donné à la fin de l’heure et à rendre pour jeudi, je chercherai des vêtements qui iraient bien avec mes bottes en cuir, je finirai (enfin, j’essayerai de finir) le portrait pyrogravé que j’ai commencé il y a deux jours, et si j’arrive à faire tout ça, ça sera déjà bien.

24.04.09